lagoa rasa


Lagoa Rasa
est le nom d’un site naturel qui se trouve sur l’île volcanique de São Miguel, dans l’archipel portugais des Açores, dans l’Atlantique nord. Ce lac très peu profond de trois hectares jouxte d’autres lacs aux reliefs plus contrastés, et ils forment un ensemble très préservé, assez connu des amateurs de randonnées.

Avec ce titre aux assonances enchanteresses, Sara da Silva Santos envoyait directement les spectateurs vers un imaginaire aquatique, estival, peut-être même un peu exotique. Ils pouvaient, au retour des vacances, et à deux pas des rives du lac d’Yverdon-les-Bains, arpenter un espace blanc et ocre comme du sable, s’imaginer flotter sur des coussins d’air, et glissant sur les taches multicolores et les vaguelettes peintes régulièrement sur le sol, se laisser aller en rythme à l’horizontalité de l’exposition. Jamais parquet flottant n’avait porté aussi bien son nom.

Mais les regards attentifs pouvaient aussi percevoir dans l’installation un certain nombre d’étrangetés, propres à les alerter sur l’existence d’intentions artistiques ne s’en tenant pas à la recherche d’une aimable joliesse : problèmes de raccords de motifs entre les lattes aux couleurs parfois dépareillées, trous, arrêt brusque de l’installation au milieu de la salle, sculptures ouvertes sur un côté, bizarre recouvrement des escaliers par le parquet, vieillissement de certaines portions du sol, et nombreuses traces d’usage, selon l’expression consacrée lors d’un état des lieux.

Ce parquet n’avait définitivement pas l’élégance des revêtements chics de piscine. Il évoquait plutôt les linoleums premier prix qu’on utilise pour rénover, à la hâte et sans grand souci des finitions, un bien immobilier avant de le mettre en location. Et de fait, il était pour partie issu, pour ses portions les plus abimées, du sol de l’atelier genevois de l’artiste : mi-2016, elle décida en effet de recouvrir ses 19 m2 avec ce matériau, et commença à expérimenter différentes modalités de peinture à l’horizontale. Une série d’étapes de travail suivirent, qui à la fois virent la surface au sol augmenter, et les strates picturales se superposer pour complexifier peu à peu l’ensemble.  Il faut en effet envisager ce sol comme une composition, qui intègre pleinement dans son principe le parcours du spectateur. Des portions deviennent très denses en peinture et sont presque inévitables alors que d’autres sont laissées presque vides, comme une respiration. Le spectateur peut-il vraiment s’aventurer dans cet espace ? C’est un choix que le visiteur doit faire librement, répond l’artiste. Certains n’oseront s’aventurer, d’autres sauteront par-dessus les parasites colorés pour ne pas les abîmer, et d’autres enfin, notamment les enfants, circuleront dans l’espace sans entrave.

J’ai eu l’occasion de beaucoup échanger avec Sara ces dernières années, et je connais l’étendue des enjeux qu’elle place dans un travail que la production d’une expérience physique, aussi gracieuse soit-elle, ne suffit absolument pas à résumer. On pourrait dire qu’elle partage également ses intérêts entre la recherche formelle, et une approche politique et sociale des questions artistiques, à l’image des artistes de la scène portugaise de sa génération, dans laquelle « une forme de mélancolie satirique, avec des choix visuels forts (soit très esthétiques, soit d’aspect quasi négligé) vient soulever des questions économiques et sociales.»

Formellement, son travail se nourrit de l’histoire de la peinture, mais aussi des pratiques post-digital. Pendant des années, par exemple, on a retrouvé dans ses pièces, traité comme un motif pictural, le quadrillage gris et blanc des fonds transparents Photoshop (une forme renvoyant aussi à une histoire élargie des images, via la classique grille utilisée par les peintres). Elle a également une prédilection pour des formes immersives. Ainsi c’est le travail d’Alex Da Corte, connu pour ses installations englobantes, et plus précisément Taut Eye Tau, présentée à la Biennale de Lyon en 2015, qui lui a suggéré l’idée « qu’une peinture qui sert aussi de sol serait intéressante. »

Interrogée plus généralement sur les artistes qui font partie de son paysage, Sara fait le portrait d’une famille élargie, où les peintres comme Laura Owens côtoient celles et ceux dont le travail est davantage lié à l’installation comme Da Corte, Verena Dengler, ou Anthea Hamilton, ou encore à la photographie et à la vidéo, voire au post-internet.

Mais elle cite aussi des artistes plus proches d’elle : David Knuckey, Laure Marville, Léonie Vannay, et Mathias Pfund. Ils furent, comme elle, étudiants à la HEAD et parfois, collègues d’atelier. « Ils sont importants non seulement parce que j’aime leur travail mais aussi parce qu’on échange beaucoup sur nos processus et nos expériences. Ces échanges sont vitaux parce qu’il est parfois difficile de connaître les usages dans un monde de l’art souvent cloisonné », explique-t-elle.

Et pour être juste dans la représentation de son paysage culturel et intellectuel, il faudrait encore évoquer au même titre que les artistes, sa famille d’auteur.e.s. Ils et elles appartiennent à la pensée féministe, comme Mona Chollet, Silvia Federici ou Elisabeth Lebovici, à la théorie politique et plus généralement à certains pans des sciences humaines comme la sociologie, les études urbaines, et la géographie. Elle comprend aussi des artistes théoriciennes, comme Hito Steyerl, Frances Stark et Lili Reynaud-Dewar.

Plutôt qu’à une question esthétique, c’est d’ailleurs à un problème à la fois spatial, social et politique qu’elle a choisi de consacrer son master thesis lors de sa dernière année à la HEAD – Genève, en 2018, intitulé État des lieux (1) dans lequel elle s’interroge sur les conditions à la fois spatiales et matérielles du travail des jeunes artistes en Suisse romande aujourd’hui. Croisant son expérience personnelle avec l’histoire des squats genevois, mêlant la réflexion politique à l’exploration imaginaire de ce lieu mythique qu’est l’atelier, ce mémoire donne également la parole à une vingtaine de jeunes artistes qui se livrent, dans une série d’entretiens, sur les modalités à la fois économiques et spatiales de leur travail.

La question de l’articulation de ces deux dimensions politique et formelle est évidemment un problème essentiel pour Sara da Silva Santos. Elle devrait d’ailleurs l’être pour le monde de l’art en général, où se séparent, en autant de sphères spécialisées et étanches, des pratiques d’artistes et de curateurs dits « engagés », et celles qu’on qualifie, pour faire vite, de « formalistes ». De cette binarité un peu grossière, il ne ressort évidemment pas grand-chose de bon : d’un côté, des stands de foire hyper-photogéniques où se rejouent jusqu’à l’écœurement les formes du modernisme, et qui finissent par se ressembler, et de l’autre, des biennales dévitalisées où l’on n’aborde le travail des artistes que par un angle identitaire, documentaire ou militant. Et si certains réfléchissent à une troisième voie, en appelant de leurs vœux à « un processus d’invention qui ne soit pas centré sur la simple mise en forme de l’enquête, mais qui s’astreigne à la création d’un « objet » artistique au-delà du commentaire (2)», c’est la loi de la spécialisation qui l’emporte le plus souvent, jusque dans les institutions.

Dans le cas de lagoa rasa, c’est autour de ce sol peint et usagé que se noue l’articulation du formel et du politique. S’il est entendu que le parquet flottant sert de support à une peinture qui se déploie horizontalement, ce sol n’a rien de neutre : il se trouve chargé à la fois de son expérience personnelle, de l’histoire de sa pratique, mais aussi de sa recherche sur les ateliers d’artistes, avec en toile de fond une réflexion sur la précarisation du travail.

Son installation dans un atelier des Pâquis, en novembre 2014 (celui-là même dont elle recouvrira le sol deux ans plus tard) constitue, de ce point de vue, un tournant. Après des mois de recherches infructueuses, elle finit par sous-louer, dans un bâtiment d’habitation en voie de réhabilitation, ce qu’elle décrit comme un « espace hybride : ni appartement, ni atelier, ni officiel, ni officieux ». Elle s’engage par écrit à ne pas y vivre, mais comprend assez rapidement l’étrangeté de la situation : elle est la seule de l’immeuble à utiliser un appartement comme atelier. Les discussions avec le voisinage et les recherches qu’elle entame sur la crise du logement et l’histoire de l’urbanisme à Genève, l’amènent alors à une prise de conscience de la précarité qui est la sienne (elle qualifie sa position d’« illégitime »), mais aussi de sa responsabilité, en tant qu’artiste, dans les transformations de l’espace urbain. Ce qui, dans l’installation, se traduit assez directement par cette figure du parasite qui aurait recouvert chaque centimètre disponible de l’espace. « Je ne me suis jamais autant étalée », reconnait-elle d’ailleurs, amusée, devant son installation de 160 m2. S’il faut retenir quelque chose de cette phrase, c’est bien que l’accès à l’espace est aujourd’hui devenu un luxe.

En couvrant les 19 m2 du sol très abimé d’un appartement-atelier avec un parquet premier prix, Sara da Silva Santos a donc inventé un nouveau support pour sa peinture, qui découle de ses recherches précédentes sur la matière de la toile. Elle a d’ailleurs expérimenté récemment la peinture sur matelas gonflable, utilisant le plastique enduit gris comme un fond pour ses peintures (3). Mais elle a aussi introduit son travail à une dimension politique et économique qu’elle n’abandonnera plus, car ce support modulable et transportable véhicule avec lui les peintures qui le recouvrent, strates après strates, mais aussi le contexte social qui les a fait advenir, celui d’une société à la fois libérale et inégalitaire.

Notons que ce geste inaugural lui a également ouvert les portes d’une approche conceptuelle. Car les nouveaux problèmes auxquels elle est à présent confrontée concernent les modalités de démontage, stockage, présentation, et commercialisation de la pièce. La peinture au sol a ainsi été stockée par blocs de dix lattes contiguës, numérotés. Mais comment recréer une installation à partir de ces blocs ? Faut-il conserver certains passages visuels plus forts que d’autres ? Laisser jouer le hasard à plein ? N’importe quelle portion de sol, en tant qu’elle se trouve chargée des strates de l’histoire de la pièce, suffit-elle à faire œuvre ? Ou faut-il qu’elle soit suffisamment « étalée », elle aussi ? Et que signifie ce télescopage, à travers ce matériau, de l’espace domestique et de celui de l’activité professionnelle ? Est-ce à dire que jamais les artistes ne peuvent rentrer chez eux et s’arrêter de travailler ? Ou au contraire qu’ils ne travaillent jamais, parce que leur activité échappe aux contraintes de temps et d’espace que le capitalisme impose aux travailleurs ?

Pour commencer à ébaucher une réponse à ces questions massives, il faut revenir sur la valeur symbolique des formes picturales produites par l’artiste. On pourrait qualifier nombre de ses peintures de camouflages paradoxaux. « Camouflages » pour leurs formes, porteuses d’allusion à l’activisme et ses attributs vestimentaires (ce que vient confirmer un titre comme How not to be seen, emprunté à la fois à Hito Steyerl et un sketch des Monty Python), et « paradoxaux » car les explosions colorées et gestuelles qui les composent, obéissent à un programme contraire, la recherche d’une visibilité maximale. Ces camouflages, dont on retrouve des variations dans son travail dès 2012, dans son projet Phasma, nous renvoient ainsi à la fluidité parfaite avec laquelle, dans le néo-libéralisme, les espaces de travail, mais aussi les lieux d’exposition peuvent changer de fonction, des appartements se camoufler en ateliers, des usines en musées (4) (ou en écoles), dans une étrange forme de science-fiction institutionnelle s’appuyant sur la spéculation immobilière. Et ils évoquent simultanément la grande histoire sérieuse de l’expressionnisme pictural (qui fut elle aussi d’abord tracée au sol), mais dont la palette aurait singulièrement été rafraichie. Et dans laquelle la notion d’ « expression » se serait d’emblée parée d’échos politiques.

« Lorsque l’expressionnisme abstrait explora le territoire de la surface picturale, écrit Martha Rosler, et que Pollock désorienta l’approche de la peinture en plaçant sa toile à même le sol, peu de critiques et, sans doute, de peintres, ont alors fait le rapprochement entre leurs préoccupations et celles de l’immobilier, sans parler de celles liées à la circulation du capital multinational » (5). On pourrait faire une remarque similaire à propos des sols de Carl André, qui, loin de ces questionnements politiques, envisageait l’horizontalité sous l’angle purement formel d’« une distribution plus efficace de la matière que la verticalité » (6). N’oublions pas, enfin, que l’horizontalité s’est trouvée fréquemment investie, dans le champ artistique, d’un discours réactionnaire sur la féminité : femmes allongées, alanguies, offertes, objectifiées, femmes devenues paysages, exposées, terrains à conquérir et à occuper. N’appelait-on pas les courtisanes du 19ème siècle les Grandes horizontales ?

En proposant une horizontalité chargée d’enjeux sociaux, et influencée en partie par le féminisme, notamment digital, Sara da Silva Santos retourne aujourd’hui cette charge érotique en un statement politique.

Jill Gasparina

publié dans le catalogue Sara da Silva Santos, à l’occasion de l’exposition lagoa rasa
29.09.18 – 28.10.18, Centre d’art contemporain d’Yverdon-les-Bains
co-produit par la HEAD Genève, le Centre d’art contemporain d’Yverdon-les-bains et la Fondation BNP Paribas Suisse